L’affaire Heidegger

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Je me souviens d’un agréable dîner avec Luc Ferry, l’ancien ministre de l’éducation nationale en France. Au milieu de la conversation il parle du philosophe allemand Heidegger et observe, comme si cela allait de soi, qu’il est le plus grand philosophe du 20ème siècle.

A chaque fois qu’on me dit que tel ou tel est le plus grand, je suis pris de vertige. Déclarer qu’un auteur dépasse tous les autres ne me semble possible que pour quelqu’un qui s’est élevé à des « hauteurs béantes ». Ou qui dispose d’une règle lui permettant de mesurer exactement qui vient en premier, en second, etc. Ce n’est pas possible. Seuls Zeus ou Hermès pourraient le faire. Un auteur n’est ni grand ni petit. Soit il suscite en nous l’envie de répondre, soit il ne le fait pas. Tout s’arrête là.

Comme le dîner était agréable, je me tins coi. Ce fut difficile, non seulement en raison de ce que je viens de dire, mais aussi parce que j’avais une piètre opinion de Heidegger. J’avais lu Sein und Zeit et, à part quelques pages, j’avais trouvé cet ouvrage prétentieux, cryptique et mal écrit. J’avais surtout eu l’impression de me trouver devant un faux prophète. D’ailleurs, à chaque fois qu’un auteur est déclaré le plus grand, c’est un faux prophète.

Je n’avais pas osé le dire, car à l’époque Heidegger était l’idole des milieux académiques et comme, dans ma naïveté, j’espérais encore trouver un poste dans ces milieux, je me suis tu. De plus je n’avais pas lu tous les livres de ce philosophe et j’avais peur de manquer d’arguments pour exposer solidement ce que je pressentais. Je n’avais pas encore découvert cette extraordinaire formule de Soljenytsine : « inutile de boire toute la mer pour savoir qu'elle est salée. »

Aujourd’hui je découvre que ce que j’avais pressenti éclate partout. Impossible de nier que Heidegger a été profondément antisémite, nazi, et a même donné une justification philosophique des camps de concentration et d’extermination. Les juifs étant « weltlos », ils n'existaient pas vraiment. Dès lors, les faire disparaître à Auschwitz ou Maidanek était un acte de charité. C’était leur faire comprendre ce qu’ils étaient vraiment : « weltlos », c’est-à-dire sans monde. Un individu qui ne vit pas dans un monde n’existe pas. Ou, s’il existe, il souffre. Le tuer c’est lui rendre service.

Lorsque j’ai lu dans Sein und Zeit que l’homme est le seul être capable de marcher à la mort, j’ai tout de suite compris. Heidegger voulait une guerre, comme les nazis. Tout de suite, parce que, dans mes jeunes années j’en voulais aussi une, de guerre. Les sociétés occidentales me paraissaient se défaire, s’atomiser et pour arrêter ce processus, une guerre me paraissait être le seul remède. Contre qui, demandera-t-on ? A l’époque c’était évidemment contre l’URSS.

Or Hitler lui aussi avait fait la guerre à l’URSS. Cela faisait-il de moi un nazi ? Je me rassurais en me disant que George Orwell (que j’admirais) était lui aussi parti à la guerre avec les Brigades Internationales (plus exactement les anarchistes du POUM) et que je l’aurais suivi avec enthousiasme. J’avais tellement soif d’aventures et de batailles que la guerre d’Espagne m’aurait satisfait autant qu'un front à l’Est. Je ne voulais pas être intégré dans le consumérisme.

Aujourd’hui je ne peux m’empêcher de voir dans les mouvements totalitaires la volonté de construire et fortifier un monde contre des termites matérialistes et destructrices de tout monde. Pour Hitler et Heidegger c’étaient les Juifs, pour les communistes, c’étaient les bourgeois ou koulaks, pour Mussolini je ne sais pas trop.

Le noyau de la pensée de Heidegger est la distinction entre l’être et les étants. Autour de moi, on en parlait, de cette distinction, avec une révérence sacrée mêlée d’effroi, comme s’il s’agissait du saint des saints. Quant à moi, je la trouvais toute simple : il y a une multitude d’oiseaux, de pierres, d’êtres humains - tous sont, mais sans être pleinement. L’être ne leur appartient pas, mais ils en participent. Et nous, qui aspirons à être pleinement, nous souffrons. Comment entrer entièrement dans l’être pour cesser d’être une petite chose perdue et insignifiante ? Qui n’aspire à cesser d’être cette petite chose ? Heidegger semblait détenir une clé pour entrer dans l’enchanté château de l’être. C’était mieux que Kafka avec ses personnages qui, n’arrivant pas à entrer dans ce château, deviennent de pourrissants cancrelats. Le monde académique a donc fait la queue devant la porte de Monsieur Heidegger pour qu’il lui donne la clé du château de l’être.

Aujourd’hui, avec la publication des cahiers noirs, il nous est révélé que, finalement l’être, pour Heidegger, c’était le « Volk », le peuple allemand composé d'individus qui, loin d’être des cancrelats, étaient les surhommes de la Wehrmacht ou la SS.

Scandale ! En célébrant Heidegger le monde académique a-t-il célébré le nazisme ? Les dénégations abondent mais c’est bien ce qui s’est passé pendant un demi-siècle. Heureusement, il y a des courageux, comme François Rastier qui a écrit Naufrage d’un prophète et Emmanuel Faye qui n’y est pas allé par quatre chemins : Heidegger, L’introduction du nazisme dans la philosophie.

Pourquoi Heidegger a-t-il exercé une telle fascination ? Parce que la modernité est perçue comme ce qui entraîne la mort des communautés et, par-là, l’angoissante perspective d’une existence réduite à elle-même et donc uniquement soucieuse de sa santé et de son bien-être. Hannah Arendt, élève de Heidegger mais pas disciple, a fort bien parlé de cet état où l’âme sombre dans la déréliction : elle est non seulement coupée de toute communauté mais aussi coupée d’elle-même. Les sociétés deviennent un terrain vague, comme celui décrit par Kafka à la fin du Procès, terrain vague dans lequel les hommes sont évidés tels que ceux décrits par T. S. Eliot dans son poème Hollow Men.

Le nazisme a été un violent rejet de ce terrain vague et des yeux vides d’un homme sans intériorité. D’où son succès. Qui veut finir sa vie comme le Joseph K. du Procès ? Mais les Russes sont finalement entrés à Berlin et la promesse d’un royaume de lumière (d’un Lebensraum) par la guerre et l’élimination des cancrelats a disparu. Que pouvait faire un intellectuel après 45 ? Tout ce qui lui restait, c’était transposer l'espace vital et perdu du Troisième Reich dans les larges espaces de la vie de l’esprit. De cet effort de transposition, Heidegger a été le plus puissant soutien.

Jan Marejko, 19.8.2016

5 commentaires

  1. Posté par BEL michel le

    Cher monsieur Marejko,
    « Je n’avais pas osé le dire, [dites-vous], car à l’époque Heidegger était l’idole des milieux académiques et comme, dans ma naïveté, j’espérais encore trouver un poste dans ces milieux, je me suis tu. »
    Vous n’avez pas osé, c’est dommage. Je ne sais en quelle année le repas auquel vous avez participé a eu lieu. Mais moi j’ai osé et j’ai été rejeté par les éditeurs auxquels je me suis adressé car ce que j’ai découvert sentait le fagot. Imaginez: « Heidegger fondateur et dirigeant suprême du nazisme », qui voudrait accepter ça? Eh oui, qui veut aujourd’hui encore accepter la vérité? Et non seulement j’ai découvert à force de recherches qu’il était le créateur mais encore pourquoi il était le créateur. Ce qui explique pourquoi après la défaite il battit le rappel jusqu’à sa mort pour reprendre la lutte, et pourquoi, constatant le peu d’intérêt que portaient ses concitoyens à la reprise, il demanda à Klostermann qu’il édite sa « Gesamtausgabe » pour que les nouvelles générations suivent ses chemins. Car il ne s’agit pas d’une œuvre écrite pour rester écrite et pour être contemplée en tant que telle. L’œuvre de Heidegger, vous l’avez compris, c’est la mise en œuvre historique de son royaume paraphrénique en tant que « dernier dieu », son effort colossal, sa « gigantomachie » entreprise pour réaliser son « holy » « Reich » planétaire. Sa « parousie ».
    Si mon travail vous intéresse je vous invite à prendre contact avec moi. Nous serons plus à l’aise pour échanger car, vous avez pu le constater, malgré la publication très tardive, volontairement très tardive des « Cahiers noirs », l’aveuglement en ce qui concerne le rôle réel joué par Heidegger dans son Reich planétaire, aujourd’hui encore, est quasi général. Si Heidegger nomma son « empire » initialement « Troisième Reich » c’est parce qu’il était à l’origine sous son crâne de renégat chrétien, d’inspiration schillérienne, avant de devenir de facture hölderlinienne et d’être mis historiquement en chantier par son disciple déterminé Adolf Hitler, son « unique frère » (dans le nouvel ordre mystique heideggérien, s’entend), n’en déplaise à Fritz.
    Bien à vous,
    Michel

  2. Posté par Sancenay le

    @Jan Marjeko
    Pour qu’il fut agréable, j’imagine qu’il dut y avoir à ce dîner d’autres personnes sensiblement plus intéressantes que l’insipide Luc Ferry qui fut un affligeant Ministre de la « rééducation nationale ».
    Celui-ci n’avait probablement pas lu de très près Heidegger car il aurait nécessairement évité son évocation s’il avait su qu’il risquait d’y perdre son aussweiss du politiquement correct qui lui a tant ouvert les portes des média.
    Cet héritier standard des obscures Lumières, au contraire du bon vin de chez nous, vieillit bien mal : le voilà qui revendique un statut social pour les animaux.Il n’a pas davantage observé que ceux-ci, tel les grand primates, sont déjà mieux considérés que le petit d’homme dans le ventre de sa mère.Ce n’est pas un idiot utile, c’est un dangereux crétin.

  3. Posté par Jan Marejko le

    D’accord Gjon, mais j’ai une réserve sur Spinoza. Avec lui, il est difficile de voir l’invisible dans le visible. Enfin, pour moi.

  4. Posté par Gjon Haskaj le

    Brillant article. Mais vous concéderez tout de même, comme l’ont fait d’autres philosophe en leur temps, que Spinoza reste le plus grand.

    En ce qui concerne les connivences de certains intellectuels avec le nazisme, on peut les déplorer mais si on peut regretter que Carl Schmitt ait adhéré à certaines thèse, il n’en demeure pas moins un brillant juriste.

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