Adeline. Dossier. Les masques de l’assassin (I) (à ne pas manquer)

Le violeur récidiviste Fabrice Anthamatten passait pour un détenu modèle. Pourtant, dans sa cellule, il élaborait des plans sadiques, sans jamais que l’appareil judiciaire ne se doute de quoi que ce soit. Cette erreur d’appréciation grossière des experts, la thérapeute Adeline M. l’a payée de sa vie. 1re partie. Par Alex Baur, Die Weltwoche, 9 mars 2015

Le violeur récidiviste Fabrice Anthamatten passait pour un détenu modèle. Pourtant, dans sa cellule, il élaborait des plans sadiques, sans jamais que l’appareil judiciaire ne se doute de quoi que ce soit. Cette erreur d’appréciation grossière des experts, la thérapeute Adeline M. l’a payée de sa vie. 1re partie. Par Alex Baur, Die Weltwoche, 9 mars 2015

Si on avait fouillé plus tôt la cellule 468 de la prison de Champ-Dollon, le détenu Fabrice Anthamatten n’aurait vraisemblablement jamais bénéficié de sorties accompagnées, et Adeline M. serait encore en vie. Que de phrases au conditionnel, mais il est vrai que l’assassinat de la jeune thérapeute de 34 ans et maman d’une petite fille de huit mois est dur à avaler. Avec le recul, aujourd’hui, bien des points semblent avoir été traités avec une négligence absurde. Bien sûr, chacun est plus sage après coup, prétendent les autorités genevoises. Certes, pourtant une question demeure: n’aurait-il pas été possible de déceler la dangerosité d’Anthamatten? Voulait-on vraiment la voir?

Véronique Merlini, directrice de longue date du département La Pâquerette au 4e étage de Champ-Dollon était contre la fouille des cellules. Même un détenu a un droit à la vie privée, prônait-elle. Précisons tout de même que La Pâquerette était une unité de sociothérapie où étaient incarcérés – souvent pour de longues années – des assassins, délinquants sexuels et autres délinquants violents. Traités à La Pâquerette, ils y étaient graduellement préparés pour retrouver la liberté.

Parmi ces détenus se trouvait Fabrice Anthamatten, alors âgé de 39 ans, condamné à vingt ans de réclusion pour viol en récidive et brigandage. Il avait purgé près de la moitié de sa peine et aurait pu être libéré au plus tôt en 2015. Le régime de La Pâquerette était plutôt permissif: pour nombre de détenus, les visites aux prostituées étaient fréquentes, les analyses de dangerosité et les plans d’exécution l’étaient moins. Des informations dont le public n’a eu vent que peu à peu après l’assassinat d’Adeline M. en automne 2013.

Pendant plus de trente ans, La Pâquerette était considérée comme un exemple de réinsertion sociale que la psychiatrie judiciaire genevoise présentait non sans fierté. Suite à l’affaire Adeline, l’unité a été fermée en catimini, la directrice Merlini a discrètement été portée malade et finalement suspendue. Début 2014, le rapport de Bernard Ziegler, ancien conseiller d’État, fait apparaître l’incroyable politique du laisser-faire qui régnait à La Pâquerette. Une enquête approfondie du professeur Benoît Chappuis, publiée en juin dernier, relativise la critique. Une enquête qui n’a toutefois pas réussi à apaiser les esprits, au contraire.

Il est avéré que la directrice Merlini, historienne de formation, agissait comme bon lui semblait à La Pâquerette. Mais qu’en est-il de ses supérieurs politiques qui la laissaient faire? Et de la commission de dangerosité qui aurait dû, théoriquement, examiner chacune des sorties d’un détenu, et notamment celles d’Anthamatten? Au sein de l’appareil judiciaire et psychiatrique genevois, nombreuses étaient les personnes impliquées. Si nombre d’entre elles étaient coresponsables, personne ne se sentait compétent. La directrice Merlini n’était-elle peut-être qu’un bouc émissaire? C’est là une autre question essentielle de cette affaire.

En effet, une expertise psychiatrique, contresignée par Gérard Niveau, psychiatre et spécialiste en médecine légale, témoignait de l’amendabilité d’Anthamatten et de son risque de récidive « modéré », passant totalement à côté de sa personnalité sadique et psychopathique. Et c’est précisément cette expertise qui a permis le transfert d’Anthamatten à La Pâquerette. Le professeur Niveau souligne qu’il n’a fait que contresigner l’expertise, tout comme dans l’affaire Dubois d’ailleurs. Pourtant, il savait pertinemment que La Pâquerette représentait une voie directe vers la liberté pour Anthamatten. Mais nous y reviendrons.

Les abîmes d’une âme brisée

Ce fameux 12 septembre 2013, vers 17 heures, alors que la police genevoise fouillait enfin la cellule 468 de La Pâquerette, Adeline M. était déjà morte. Mais personne ne le savait à ce moment-là. Ce que les policiers ont trouvé entre les CD (Lady Gaga) et les DVD («Le silence des agneaux») ne laissait toutefois rien présager de bon: un couteau de chasse, des instructions pour préparer du cyanure et des nœuds de pendus, des cartes et des plans de ville de la moitié de l’Europe. Apparemment, le détenu modèle Anthamatten avait réussi à connecter en douce son ordinateur portable à Internet. Des découvertes qui s’avéraient d’autant plus alarmantes lorsqu’on les associait aux «notes pour psy» d’Anthamatten: ces notes décrivaient avec quelle stratégie il comptait berner ses psychiatres.

Contrairement aux spécialistes genevois qui l’avaient évalué, Anthamatten était parfaitement au courant des abîmes que recelait son âme brisée. Dans un manuel de psychiatrie, il avait souligné toute une série de traits caractéristiques: bagou de charme superficiel; insensibilité et manque total d’empathie; haute idée de sa valeur; parasite (vit au crochet des autres); besoin de stimulation, enclin à l’ennui; utilisation pathologique du mensonge; comportement sexuel immoral; tendance à l’escroquerie et à la manipulation; comportement précoce; crises de colère et désobéissance; absence de remords ou de sentiment de culpabilité; incapacité à accepter la responsabilité personnelle; impulsivité – en d’autres termes, toutes les caractéristiques classiques d’un psychopathe telles que le psychologue canadien Robert D. Hare les avait définis il y a une cinquantaine d’années et qui restent à ce jour la norme en matière de criminologie. Anthamatten était parfaitement au courant de sa situation. Pas étonnant qu’il ait réussi à duper ses psychiatres.

Ce soir-là, alors que l’alarme était enfin donnée et qu’on fouillait sa cellule, Fabrice Anthamatten se trouvait vraisemblablement déjà en Allemagne. C’était sa deuxième sortie accompagnée. À 10 heures, il avait quitté la prison en compagnie de la sociothérapeute Adeline M. Il devait suivre une équithérapie à un manège à proximité de l’aéroport de Cointrin où ils étaient attendus à 11 heures. Mais ils n’y sont jamais arrivés. À La Pâquerette, l’alerte n’a été donnée qu’à 14 heures. Il faudra encore une demi-heure avant que la police ne soit avertie et que les recherches commencent. Manifestement, aucun dispositif d’urgence ne prévoyait ce cas.

Ce n’est que le lendemain matin que le corps d’Adeline M., la gorge tranchée, a été retrouvé à proximité du manège. Le lieu du crime est situé à moins de deux kilomètres de l’endroit où, dix ans auparavant, Anthamatten avait ligoté deux femmes, les menaçant de mort, pour les torturer et les violer. Ces deux crimes étaient prévus de longue date et soigneusement planifiés. Et les preuves suggèrent qu’Anthamatten avait tout aussi méticuleusement planifié l’assassinat d’Adeline et sa fuite.

Dès le mois de février 2013, la directrice de La Pâquerette avait pris contact avec l’Association Anima qui proposait des séances d’équithérapie près de Cointrin. Le manège, exclusivement tenu par des femmes, s’était spécialisé dans le traitement de «troubles psychomoteurs» et de l’«hyperactivité». Comment de tels troubles ont pu être diagnostiqués chez Anthamatten, qui bénéficiait jusqu’alors d’une excellente santé, reste un mystère. Le 22 juillet, pour ses 39 ans, l’autorité d’exécution des peines genevoise lui permet de bénéficier de deux sorties accompagnées chaque mois afin de suivre une équithérapie. Le condamné pouvait même choisir la personne qui l’accompagnait. La première sortie a eu lieu le 3 septembre en compagnie d’une collègue d’Adeline M. et tout s’est bien passé. C’est aussi à cette occasion qu’Anthamatten a repéré le futur lieu du crime, la clairière où Adeline M. devait trouver la mort.

800 francs pour démarrer

Fin août, deux semaines avant l’assassinat, Fabrice Anthamatten avait commandé un couteau spécial auprès de l’entreprise Victorinox, soi-disant pour curer les sabots des chevaux. Une commande tout ce qu’il y a de plus officielle et passée avec l’approbation de la direction de la prison. L’enquête a par la suite montré qu’il a donné un coup de fil en secret pour changer sa commande: au lieu d’un couteau à simple usage équestre, c’est désormais un couteau de chasse Hunter XS qui l’attend au magasin. C’est d’ailleurs le même modèle que celui qui était dissimulé dans sa cellule.

Grâce aux images d’une caméra de surveillance du parking du Mont-Blanc, on sait qu’Anthamatten est allé chercher le couteau au magasin le 12 septembre, peu après avoir quitté La Pâquerette en compagnie d’Adeline M. C’est avec ce même couteau qu’il lui tranchera la gorge par la suite, tout près du manège. Il a ensuite pris la fuite au volant de la voiture de l’institution, un Citroën Berlingo, disposant d’environ 800 francs qu’il avait auparavant retiré de son compte à la prison en vue de faire des achats.

L’assassinat d’Adeline M. fait l’objet d’une enquête dont on ne doit en aucun cas anticiper les conclusions. Toutefois, il serait hautement insidieux de faire peser une quelconque responsabilité sur la victime. Adeline M. était une sociothérapeute expérimentée qui avait déjà fait plus de 200 sorties accompagnées avec des condamnés. Reste qu’elle n’était pas criminologue et qu’elle n’avait que peu connaissance du dossier. Sa tâche consistait à accompagner les condamnés et à faire un rapport de ses observations. D’autres prenaient les décisions. Adeline M. devait tabler sur le fait qu’on ne l’envoyait pas dans la nature avec un assassin dangereux. On peut certes se poser la question pourquoi c’est justement une femme qui devait accompagner un violeur récidiviste lors de sa sortie. Adeline M. était-elle un cobaye? La directrice Merlini a rétorqué qu’en cas de soupçon de récidive, Anthamatten n’aurait pas bénéficié de sortie, même accompagné d’un homme.

Dans sa cellule, Fabrice Anthamatten avait laissé une carte montrant un itinéraire à destination de l’Irlande. Le soupçon qu’il chercherait à se cacher dans la patrie de sa mère était évident, comme on le verra plus tard. Toutefois, on pouvait aussi se douter qu’il pourrait lancer les enquêteurs sur une fausse piste. Dans tous les cas, sa fuite n’a duré que trois jours. Le 15 septembre 2013, une patrouille de la police allemande a repéré le Berlingo blanc, qui faisait l’objet d’un avis de recherche international, à la frontière polonaise à proximité de Kolbaskowo près de Szczecin. Après une tentative de fuite bien timide, Anthamatten s’est laissé arrêter sans opposer de résistance. Comme les policiers allemands l’ont appréhendé au-delà de la frontière, ils l’ont remis à leurs collègues polonais.

Face à la police polonaise, Anthamatten est resté taciturne. Il a simplement déclaré avoir perdu son accompagnante à Genève lorsqu’il était en route pour sa thérapie et qu’il s’était ensuite égaré en Allemagne. En Pologne, son but était de retrouver une ancienne petite amie. Cette dernière affirmation est probablement vraie. Cette femme – appelons-la Ewa – nous ramène quelque quinze ans en arrière, lorsque Fabrice Anthamatten devait pour la première fois répondre de ses actes devant un tribunal.

En octobre 2000, la Cour correctionnelle avec jury de Genève a condamné Fabrice Anthamatten à 18 mois de prison avec sursis pour avoir violé une touriste française âgée de 29 ans à Genève. Un verdict scandaleusement clément. Sous un prétexte ingénieux, Anthamatten avait attiré une touriste dans un vignoble prêt de l’aéroport, l’avait menacé d’un couteau sous la gorge pour ensuite la déshabiller et la ligoter. Ce faisant, il s’était même vanté avoir déjà violé quatre femmes.

Les traces du crime étaient évidentes – la victime présentait notamment des coupures à la gorge – et Anthamatten ne niait même pas les faits. Toutefois, il a affirmé qu’il s’agissait d’un rituel accompli d’un commun accord. Tout d’abord, les jurés ont accepté cette version et n’ont pas changé leur verdict. Le ministère public a fait recours auprès de la Cour de cassation contre ce verdict par trop clément qui, en octobre 2001, a été revu à cinq ans de réclusion. Mais tant que durait la procédure, Anthamatten restait en liberté.

Fabrice Anthamatten a su profiter de cette liberté – il n’a passé qu’un mois en détention provisoire – pour perpétrer son prochain viol et se rendre en Irlande où il a rencontré Ewa (nom d’emprunt), une lycéenne polonaise alors âgée de tout juste 18 ans. Ils entament une relation qui, malgré les visites mutuelles, a abruptement pris fin au printemps 2001. Selon les propos d’Anthamatten, Ewa l’accusait de l’avoir violée, ce qui ne pouvait être qu’un «malentendu»: Anthamatten prétendait avoir simplement oublié de mettre un préservatif lors de leur rapport.

Une nouvelle victime en Pologne

Le fait est que, depuis, Ewa se cache de cet homme qui l’a traquée avec tous les moyens possibles. À un policier qui lui parle au téléphone fin 2013, elle explique qu’il y a eu à l’époque un « grave problème». Et qu’à ce jour elle est terrorisée par Anthamatten, et avec raison. Ce n’était probablement pas pour demander pardon à son ex que le fugitif était en route pour la Pologne. C’est du moins ce qu’on peut tirer des notes que la police a trouvées dans la voiture utilisée par Anthamatten. Heureusement, il n’a pas su trouver la jeune femme: en Pologne, il n’y a pas moins de 42 Ewas portant le même nom de famille.

Les notes manuscrites d’Anthamatten montrent clairement qu’il savait qu’Ewa se cachait et qu’elle n’accepterait jamais de le rencontrer. Le psychopathe semblait chercher une traductrice à laquelle il comptait se présenter en se faisant passer pour un riche Canadien nommé Michael O’Reilly. C’est elle qui devait établir le contact avec Ewa. Il savait qu’Ewa avait écrit un livre qui lui avait permis de remporter un concours. La traductrice devait lui faire comprendre que le riche Canadien s’intéressait à son livre et l’attirer dans un hôtel de luxe où il comptait prendre une chambre. Pour la suite de son plan, ses notes sont claires: «tuer traducteur/trice». Pour ensuite «tuer et uriner dedans et sur E. et le démon sourit + poignarder les yeux».

Pourquoi Anthamatten a-t-il écrit tout cela? S’agit-il simplement de fantasmes nés d’une âme brisée? En tout cas, il possédait toujours le couteau de chasse avec lequel il avait tué Adeline M. Dans la voiture, la police a retrouvé un rouleau de ruban adhésif tout neuf avec lequel il aurait pu ligoter sa victime. Il est bien possible que ces notes constituaient un simple aide-mémoire pour un psychopathe qui souhaitait garder une vue d’ensemble de ses innombrables mensonges. Car toute son existence est basée sur des mensonges.

Le 4 novembre 2003, la Cour d’Assises du Département de l’Ain a condamné Fabrice Anthamatten pour viol aggravé et vol avec arme à quinze ans de réclusion criminelle. Le lieu du crime était à nouveau le vignoble à proximité de l’aéroport de Cointrin dans lequel Anthamatten avait déjà violé une touriste en 1999. Comme le montre le dossier judiciaire, le violeur récidiviste était devenu beaucoup plus brutal. Les psychiatres de la médecine légale française ont décelé le «caractère pervers manifeste et bien installé» d’Anthamatten, sa «fragilité narcissique très importante», «l’apparence d’une pseudo adaptation» – et ont attiré l’attention sur le danger qu’il représentait. «Il laisse 1’interlocuteur dans le doute de savoir si c’est bien toujours la même personne qu’il a en face de lui», a écrit un expert sur l’homme qui est capable de changer son visage en une fraction de seconde comme s’il portait un masque.

 

La réinsertion sociale au bordel

Alex Baur

Pendant des décennies, «La Pâquerette» passait pour un modèle de succès du traitement des grands criminels. Jusqu’au mois de septembre 2013, lorsque l’assassinat d’Adeline M. a tout bouleversé, creusant un gouffre abyssal. Par Alex Baur

Un ancien gardien dépeint la situation à sa façon: pendant des années, un employé de station-service servait tranquillement de l’essence en fumant sa cigarette sans qu’il ne se passe jamais rien. Mais un jour, une explosion se produit, et elle est titanesque. Et là, chacun se demande comment la situation a pu dégénérer à ce point. Effectivement, avec le recul, il est étonnant que la catastrophe dans l’unité d’incarcération genevoise pour assassins, délinquants sexuels et autres délinquants violents n’ait pas eu lieu plus tôt.

La Pâquerette portait bien son nom. Il s’agissait d’une unité de détention spéciale de l’établissement pénitentiaire de Champ-Dollon, à Genève, certainement pas réputé pour être un lieu permissif. Mais La Pâquerette, où on prépare les délinquants violents à retrouver la liberté, fonctionnait de manière autonome. De plus, La Pâquerette n’était pas sous le contrôle du département de la sécurité, mais sous celui du département de la santé. Le décor est planté.

À La Pâquerette, les détenus n’étaient pas considérés comme des délinquants, mais plutôt comme des patients qu’il s’agissait de soigner. Datant des années 1980, le concept a longtemps été considéré comme un modèle pionnier qui, d’après le rapport d’enquête Chappuis*, a reçu les plus chaudes recommandations du Conseil de l’Europe et que la Norvège a d’ailleurs reproduit. À en croire le rapport, la psychiatrie judiciaire genevoise s’est toujours considérée comme une alternative au «modèle zurichois» plus strict.

À La Pâquerette, le programme pour les assassins et les violeurs était décontracté: lever à 7 heures, discussions de groupe de 8 à 9 heures, loisirs ou travail de 9 à 11 heures, repas de midi, une heure de sieste en cellule jusqu’à 13h30, puis retour aux loisirs ou au travail jusqu’à 18h30, retour en cellule à partir de 22 heures. Une vingtaine d’employés, dont huit thérapeutes et dix gardiens, s’occupait de maximum onze détenus.

En travaillant, par exemple dans la volière de l’établissement, un détenu pouvait gagner jusqu’à 1000 francs par mois. Les gardiens ne procédaient à des fouilles corporelles ou à des fouilles de la cellule qu’en cas de soupçons concrets. Les sanctions étaient rares, et les infractions au règlement intérieur – par exemple la consommation de cannabis – faisait l’objet d’une simple réprimande. Les traitements individuels ou de groupes se bornaient à discuter de banalités quotidiennes et le travail ciblé sur un acte criminel n’était abordé que si le client le demandait expressément.

Pour la plupart des détenus, La Pâquerette était une voie directe vers la liberté. Comme le précise le rapport Chappuis mentionné plus tôt, durant les presque trente ans de son existence, La Pâquerette n’a exclu définitivement que treize détenus pour les renvoyer au régime pénitentiaire ordinaire. Les sorties – au début avec un accompagnant, par la suite de manière autonome – faisaient partie du programme de réinsertion sociale, voire même en constituaient un élément essentiel.

Priorité à la sphère privée des détenus

Les visites aux maisons closes, une véritable routine de ces sorties, constituaient un chapitre à part. Les détenus payaient les prostituées, qui ne savaient pas à qui elles avaient affaire, avec l’argent gagné en prison. Quant au thérapeute, il ne lui restait qu’à attendre devant l’établissement. Véronique Merlini, la directrice, était informée de la situation, mais elle insistait pour que les visites au lupanar ne soient pas notées dans le dossier. Son raisonnement: la vie privée des détenus se doit d’être protégée.

La directrice Véronique Merlini, historienne de formation, travaillait à La Pâquerette depuis 1988. Toute décision passait par elle. Son intuition était décisive pour savoir si un détenu pouvait intégrer le programme et si le moment de le remettre en liberté était venu. Ainsi, elle avait refusé Claude Dubois, l’assassin en semi-liberté qui a tué la jeune Marie au mois de mai 2013. Dans le cas d’Anthamatten, son instinct l’a trompée.

Le 12 septembre 2013, le jour où le détenu Fabrice Anthamatten a assassiné la sociothérapeute Adeline M. pour ensuite prendre la fuite, il a fallu trois heures avant que l’alerte ne soit donnée. Il n’existait aucun dispositif d’urgence. «Nous n’avons jamais pensé à la possibilité d’une chose tellement atroce que celle qui est arrivée à Adeline», a admis Merlini dans le cadre de l’expertise Chappuis. Toutes ces années, La Pâquerette n’a connu que cinq évasions. L’explication d’un ancien thérapeute: «La réflexion c’est: il sort dans un an et il ne va pas faire le con.» Une logique qui a fonctionné pour 7091 sorties. Jusqu’à l’arrivée d’Anthamatten.

Toutefois, à Genève, les voix critiques n’étaient pas rares. En 2003, suite à une évasion, toutes les sorties ont été supprimées jusqu’en 2007. Gérard Niveau, spécialiste en médecine légale genevois, a décrit La Pâquerette comme une «conception essentiellement sociale poussée jusqu’à la caricature». Reste que le même Niveau ne se présente pas sous son meilleur jour dans le cas Anthamatten: c’est en effet lui qui a contresigné le rapport qui a totalement ignoré les traits de psychopathe du récidiviste et a donc permis son placement à La Pâquerette. Le procureur général de Genève a lui aussi été parmi les détracteurs de La Pâquerette. Mais depuis 2010, lorsque le Tribunal administratif a supprimé son droit de veto en matière de sorties, il n’avait plus rien à dire. Jusqu’à ce que l’assassinat d’Adeline M. bouleverse tout: l’expérience La Pâquerette a pris fin, la directrice Merlini a été suspendue et à Genève les sorties ont été supprimées.

Auteur et source : Alex Bauer, Die Weltwoche, 9 mars 2015

* «Rapport d’enquête» de Benoît Chappuis

Dans la prochaine édition: le parcours d’Anthamatten; comment le récidiviste a été évalué et condamné par la justice française puis extradé en Suisse pour y purger sa peine.

 

4 commentaires

  1. Posté par Melany le

    « Le professeur Niveau souligne qu’il n’a fait que contresigner l’expertise, tout comme dans l’affaire Dubois d’ailleurs  » OO Je ne suis pas sûre de bien comprendre, c’est la même personne qui a contresigné comme il se plaît à le préciser (c’est à dire sans savoir ce qu’il a paraphé). Les expertises qui ont permis à Anthamatten ET Dubois de sortir de prison ?? Si tel est le cas, je pense sérieusement que c’est très grave !

  2. Posté par Association Main dans la Main pour Eux le

    Merci pour cet article complet qui démontre bien les failles de la Pâquerette et les signes évidents de récidives de Fabrice A. Nous avons partagé votre article sur notre groupe Facebook. Notre Association est née au lendemain de la marche noire à Lausanne de septembre 2013 suite au décès d’Adeline. Nous suivons cette affaire de près, tout comme l’affaire Marie, qui découle une fois de plus d’une justice trop clémente et permissive envers les criminels au détriment des victimes. Notre site web : http://www.maindanslamainpoureux.ch

  3. Posté par Thierry-Ferjeux Michaud-Nérard le

    Le violeur récidiviste Fabrice Anthamatten passait pour un détenu modèle… sans jamais que la bureaucratie de l’appareil judiciaire ne veuille faire l’effort de chercher à comprendre quoi que ce soit. Cette erreur d’appréciation bienveillante et grossière des experts est une constante en France et, dans ce cas malheureux, à Genève. Une expertise psychiatrique, fondée sur une simple opinion, contresignée par Gérard Niveau, psychiatre et spécialiste en médecine légale, témoignait sans preuve de l’amendabilité d’Anthamatten et de son risque de récidive « modéré », passant totalement à côté de sa personnalité psychopathique. Au sein de la bureaucratie irresponsable qui règne dans l’appareil judiciaire et psychiatrique genevois, comme en France, nombreuses étaient les personnes impliquées. Si nombre d’entre elles étaient soi-disant coresponsables, personne ne se sentait compétent. C’est ce que Balint appelle la « collusion de l’anonymat » ! À La Pâquerette, le programme pour les assassins et les violeurs était décontracté. Pour la plupart des détenus, La Pâquerette était une voie directe vers la liberté. À La Pâquerette, les détenus n’étaient pas considérés comme des délinquants, mais comme des patients qu’il s’agissait de soigner. Datant des années 1980, le concept a longtemps été considéré comme le modèle pionnier de la tyrannie de la bienveillance, de l’ignorance, de l’incompétence et de la médiocrité psychiatrique en milieu pénitentiaire !

  4. Posté par Derek Doppler le

    Quelle est la catégorie d’individus la plus néfaste pour une société civilisée: les psychopathes, les femmes et leur mirifique « intuition » ou les experts?

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